samedi 12 décembre 2009

"Anecdotes Pour servir à l'Histoire secrete des Ebugors", 1733

En exergue de ce billet, ces quelques lignes publiées en 1733 qui résument pour moi la légitime demande de tous les gays du monde :

"Les Ebugors n'étendront pas davantage leur domination, à cause des inconvéniens qui en résulteroient pour le bien commun. Ils pourront vivre selon leurs loix & leurs usages, mais ils ne décrieront pas comme ils l'on fait jusqu'ici le gouvernement des Cythéréennes; Au contraire les deux Peuples travailleront de concert à entretenir la paix, & auront l'un pour l'autre les égards qu'ils se doivent réciproquement."

Ce petit texte mérite quelques explications.
Les Ebugors, anagramme de "Bougres", ce sont les homosexuels du temps. Les Cythéréennes sont les représentantes du pays de Cythère, autrement dit de l'hétérosexualité (le XVIIIe siècle est parfois plus élégant et poétique dans les termes choisis !). Entre nos différentes communautés, encore et toujours aujourd'hui, ne demandons-nous pas tout simplement de vivre en paix, selon nos usages, avec les égards que chacun se doit ?


Je voulais commencer ce billet par ces quelques lignes extraites de cette rareté bibliographique, parue en 1733 :
Anecdotes Pour servir à l'Histoire secrete des Ebugors
pour montrer que, quelques soient les époques, par-delà le temps, nos revendications restent les mêmes.

Je voulais aussi aborder cet ouvrage, relativement connu de la bibliographie gay ancienne, en montrant qu'au delà de l'aspect anecdotique voire facétieux de l'ouvrages, il était porteur d'un véritable message.

Ce petit ouvrage raconte la guerre entre les Ebugors et les Cythéréennes. Tout débute par la craintes des Ebugors de voir les Cythéréennes vouloir étendre leur Empire sur les terres mêmes des Ebugors. Je passe sur les péripéties de cette guerre, racontés en une suite de petits chapitres mettant en scènes différents personnages sous des anagrammes. Le roman à clefs est un exercice de style dont le XVIIIe siècle était friand.

On y voit le général en chef, Kulisber (Brise-cul), "qui avait fait ses premières campagnes parmi les Caginiens (Ignaciens ou Jésuites). Après avoir passé successivement par tous les emplois subalternes, il parvint au premier grade militaire ; son mérite seul l'éleva à cette sublime dignité. C'était un homme zélé pour sa nation, et prêt à sacrifier tout pour elle ; actif, entreprenant, plein de feu, il n'aimait pas à combattre en rase campagne : il se tirait beaucoup mieux d'affaire dans le défilé le plus étroit. Sa valeur se trouvant alors resserrée, se roidissait contre les obstacles, et franchissait avec impétuosité les plus fortes barrières." Ce petit extrait donne bien le ton très imagé de l'ouvrage. Au passage, il faut remarquer que l'on échappe pas à l'opposition actif/passif. Les Ebugors sont clairement présentés comme des homosexuels actifs. Ce passage cité le montre. Cet autre passage est en encore la preuve : "Les Ebugors sont naturellement spirituels, ennemis des préjugés, et d'un caractère fort liant ; leur commerce est dangereux. En votre présence ils vous font mille protestations d'amitié, tandis que par derrière ils vous rendent de fort mauvais offices. Ce sont des soldats hardis, la crainte du feu ne les a jamais arrêtés ; faut-il pénétrer dans une place, ils n'examinent pas si la brèche est praticable ; ils déchirent, ils mettent en pièces tout ce qui s'oppose à leur fureur ; les cris des blessés ne sont pas capables de les émouvoir, mais après l'action ils deviennent beaucoup plus traitables." Les homosexuels passifs sont les Chadabers (Bardaches).

On voit passer dans ce livre beaucoup d'
Omines (Moines), la majorité des grands ordres est citée, avec une présence plus particulière des Jésuites (Caginiens) qui sont les alliés des Ebugors. Tout cela baigne dans cet anti-cléricalisme très XVIIIe siècle, mettant en scènes des religieux libidineux et fort peu respectueux de leurs vœux de chasteté. Malgré les apparences, tout cela est assez innocent. Nous ne sommes pas dans Dom B***, le portier des Chartreux.

Autre approche, la vision des femmes dans ce livre (les Cythériennes). D'abord, elles sont "fourbes, capricieuses, intéressées, inconstantes & perfides". Elles se répartissent en 4 classes : les Emécodines (les Comédiennes), les Durpes (Les Prudes), les Quetokes (les Coquêtes) et les Carges (les Garces). En vieillissant, elle deviennent des Todèves (Dévotes). La commandante en chef s'appelle Divutemia (Amie du Vit!).

Une rapide histoire de l'homosexualité est brossée en début d'ouvrage. Ces quelques lignes : "De nouveaux malheurs les obligèrent de passer en Elitia (Italie). On leur accorda dans ce pays de si grands privilèges qu'ils oublièrent leurs anciennes disgrâces. On les vit même parvenir aux plus éminentes dignités. Le nombre des Modosistes (Sodomistes) augmentant tous les jours, ils résolurent d'envoyer des colonies dans quelques-uns des Etats voisins ; ils tâchèrent de s'établir dans le royaume des Valges (Gaules).
« Thirosiren (Henri III), les reçut favorablement, mais après la mort de ce Roi, ils ne furent pas fort considérés. Pour se procurer un établissement favorable parmi les Valgois Gaulois), ils travaillèrent à mettre dans leurs intérêts la plus haute noblesse, et ils réussirent".

Je ne vais pas reprendre tout l'ouvrage. Quelques "pépites" :

Les Brularnes (les Branleurs), "n'ont aucun commerce avec ces deux Nations. D'ailleurs, sans sortir de chez eux, ils peuvent fournir à tous leurs besoins."

La Veconofentrie, "le châtiment que les Ebugors ont le plus en horreur". Il s'agit tout simplement de la "Fouterie en con".

On voit passer une célèbre affaire de séduction du temps (1731) où un jésuite, le père Girard (Ripergader) est séduit par la Cadière (Caledéria, pour plus d'informations : cliquez ici). Cela est présenté comme un Stratagême dont se servent les Cythéréennes pour affoiblir l'Armé des Assiégeants (chapitr XXI).

Autre affaire, la condamnation de Benjamin Deschauffours en 1726 (voir un de mes messages précédents : cliquez-ici). Le général Kulisber, qui "tenoit une lance énorme dont la vuë seule inspiroit de l'horreur", avait un bouclier orné de scènes mythologiques (Ganymède, Narcisse, etc) et d'une représentation de "l'Apothéose du célèbre Fouruchuda qui reçut de son vivant des honneurs qu'on accordoit aux Empereurs Romains qu'après leur mort". Une note précise : "Fouruchuda, célèbre habitant de Spira (Paris), qui par zèle pour la défense d'une très nombreuse armée d'Ebugors, ayant été pris dans le combat fut condamné, & ensuite jetté au feu par l'ordre et le jugement des principaux partisans des Cythéréennes (le Parlement de Paris). " Comment transformer un meurtrier en défenseur de la cause et en victime de la répression anti-homosexuelle ! Cela montre aussi que, très vite, Deschauffours a été considéré comme une victime, condamné plus pour son homosexualité que pour ses crimes.

L'ouvrage se termine par la traité de paix (pp. 97-101) dont j'ai extrait les lignes qui introduisent ce message et un petite conclusion de l'auteur :


L'ouvrage débute par un
Epitre dédicatoire à Kulisber, signé Eufemiosvoudes (Je me fous de vous !)

En conclusion, cet ouvrage n'est souvent cité qu'à propos du passage sur Deschauffours. C'est avoir une vision réductrice de ce petit plaidoyer de la cause homosexuelle. On peut le considérer comme un "incunable" de la revendication gay.

Description de l'ouvrage et de l'exemplaire

Anecdotes Pour servir à l'Histoire secrete des Ebugors
A Medoso, L'an de L'Ere des Ebugors MMMCCCXXXIII (3333), [Amsterdam, J. P. du Valis, 1733], in-12, (145 x 92 mm), 106 pp.

Medoso est évidemment l'anagramme de Sodome.

Le nom de l'éditeur (imprimeur ?) apparaît à la dernière page. C'est le seul ouvrage connu portant ce nom. Est-ce aussi un clef ?



Une erreur de pagination fait que l'Epitre dédicatoire du début est paginé 1-2 au lieu de 3-4.

La BNF possède un exemplaire dans l'Enfer (Enfer-113) et à l'Arsenal (8-BL-35490). En France, on trouve un exemplaire à la bibliothèque de Rouen et un à la bibliothèque d'Albi (fonds Rochegude). Ce dernier contient un frontispice gravé sur cuivre.

Un exemplaire de la vente de la bibliothèque Charles Jourdain, 1887 (n° 2886) est décrit avec un frontispice. Un exemplaire a été adjugé pour 12 fr. à la vente Duriez, en 1829; un autre figure au catalogue Leber, n° 2508, et appartient aujourd'hui à la ville de Rouen ; un troisième, à la vente M. (Millot), faite par l'Alliance des Arts, en 1846, a été payé 51 fr. Un exemplaire a été vendu à la vente Peyrefitte en 1977 (17 000 fr.).

L'exemplaire du marquis de Paulmy contenait 21 miniatures. L'exemplaire a disparu.

L'ouvrage a été réimprimé en 1912 sous ce titre : Anecdotes pour servir à l'histoire secrète des Ebugors. Statuts des Sodomites au XVIIe siècle. Introduction et notes par Jean Hervez [Raoul Vèze]. Paris, "Bibliothèque des curieux", (1912), in-12, XXIX+146 pp. "Le Coffret du bibliophile" (deux tirage de 500 exemplaires) (BNF : Enfer-1459 et Enfer-829)

Il existe une réédition à 200 exemplaires par Henry Kistemaeckers, éditée a l'enseigne In naturalibus veritas , Bruxelles, 1888.

Notre exemplaire est couvert d'une modeste reliure demi basane à coins, qui doit être récente.

Les papiers des gardes semblent plus anciens.


Références

Sur l'iconographie homosexuelle au XVIIIe siècle, une belle conférence illustrée de Louis Godbout à télécharger à partir de cette page : cliquez-ici.

4 commentaires:

Michaël a dit…

Je viens de découvrir votre blog et je tiens à vous féliciter de savoir être d'une si grande érudition sans être pédant pour autant. Je vous lirai systématiquement à l'avenir. Merci beaucoup et bonne continuation.

Bibliothèque Gay a dit…

Merci pour ces encouragements. Je suis heureux de voir que le plaisir que j'ai à tenir ce blog est partagé par les lecteurs.

Anonyme a dit…

bonjour, je lis vos commentaires sur les ebugors. Votre reliure est peut-être récente mais les "pages de garde" ressemblent aux couvertures du xviiie.
Si votre exemplaire est de 1733, pouvez-vous me dire s'il comprend le statut des sodomites qu'a ajouté hervez dans son édition à la bibliothèque des curieux ? merci
PS Y a t il d'autres différences notables ? Merci

Bibliothèque Gay a dit…

Cet exemplaire, qui est conforme à toutes les descriptions des éditions anciennes, ne contient pas le statut des sodomites. Je pense que Hervez l'a rajouté à son édition de la bibliothèque des curieux, mais c'est une supposition, car je ne connais pas cette édition. Je ne sais donc pas dire s'il y a d'autres différences.

Pour le papier des pages de garde, je suis d'accord qu'il semble contemporain de l'édition, soit du XVIIIe siècle. En revanche, la basane de la reliure est plus récente. Peut-être s'agit-il d'une restauration du XXe ?